À propos de l’auteur
Joseph Henrich est anthropologue avec un parcours assez atypique puisqu’il a commencé dans l’ingénierie spatiale avant de bifurquer vers l’anthropologie. Je suis tombé sur lui car son dernier bouquin The WEIRDest People in the World est très partagé sur X. Peut-être que quand j’aurai le courage de le finir j’en parlerai aussi.
La question fondamentale
Cet ouvrage essaie de répondre à une question que je me suis souvent posée : au fond, c’est quoi la différence entre l’homme et l’animal ? Une question qui peut sembler un peu naïve, mais qui requiert une profonde érudition pour y répondre.
L’intelligence : vraiment ce qui nous distingue ?
De façon évidente, on dirait simplement l’intelligence. En effet, quand on regarde les productions humaines par rapport au reste du monde animal, il y a clairement une différence. Les scientifiques ne prenant rien pour acquis ont fait une curieuse expérience (plein d’expériences comme celle-ci sont décrites tout au long de l’ouvrage).
Bébés vs singes : une expérience surprenante
Ils ont comparé les performances cognitives de bébés avec des singes. Tous les autres exercices qui nécessitent de la logique, de la puissance de calcul brute, bref tout ce qu’on attribue plus volontiers à l’intelligence est dominé par les singes. On découvre que les singes sont légèrement meilleurs dans la plupart des exercices sauf un : l’imitation. Les bébés et plus généralement les humains sont des machines à imiter.
Le QI ne suffit pas
Vous connaissez sûrement la fameuse carte de QI qui circule un peu partout sur le web, on y voit une hiérarchie claire : Asie > Europe > Afrique pour schématiser un peu. Maintenant que se passe-t-il si on prend le meilleur des Européens et qu’on les plonge en plein Arctique ou dans le désert australien, combien de temps ces gros QI survivent-ils ? Ce que je viens de relater ne sont pas des expériences mais de réelles situations qui se sont déroulées et qui ont abouti à la mort des explorateurs concernés, alors même que les “bas QI” vivent dans ces zones depuis des millénaires.
Deux conclusions essentielles
Deux conclusions alors émanent de ces expériences : ce qu’on appelle communément intelligence est le résultat d’un lent processus d’essais-erreurs et de communication d’êtres humains à travers les époques ; une grande partie de cette intelligence est inconsciente et s’exprime à notre insu.
Le prestige : une intelligence collective cachée
Par exemple, il y a un chapitre consacré au prestige. Certaines personnes, moi y compris j’avoue, ont la tendance à ne pas accorder trop d’importance au prestige, à la réputation, au commérage. Moi j’ai tendance à prendre ça pour des choses futiles et très superficielles. Il n’en est rien. Chaque groupe suffisamment grand a besoin d’établir des règles pour survivre, si un membre du groupe enfreint certaines règles il met en danger la vie du groupe, les commérages et la mauvaise réputation qui en découle permettent d’exclure un individu qui serait néfaste au groupe. Pour le prestige c’est l’inverse : un chasseur qui a bonne réputation va naturellement attirer à lui tous les apprentis chasseurs et de génération en génération les techniques vont s’améliorer et la collectivité deviendra plus prospère, le prestige est littéralement un signal que la communauté auto-génère et qui dit en gros “faites comme lui”. Voilà par exemple une forme d’intelligence qui s’exprime à l’insu des principaux acteurs sans que ceux-ci s’en rendent compte. Au final les groupes qui survivent et dominent les autres ont des mécanismes de ce genre plus efficaces que les autres. Ces organisations dépendent bien sûr des individus qui composent les groupes mais aussi et surtout même de l’environnement. Ainsi l’auteur va un moment relater comment les yeux bleus sont apparus ou encore pourquoi les populations des pays tropicaux mangent le piment. Je vais un peu détailler cette dernière.
L’exemple fascinant du piment
On vient de voir que le prestige était un signal. Les personnes âgées sont prestigieuses de fait car elles ont survécu et passé l’épreuve du temps. Le piment apparemment donne un léger avantage en termes d’espérance de vie à ceux qui en consomment quotidiennement, il permet notamment de réduire les parasites dans la viande. Le seul problème c’est que c’est extrêmement désagréable, d’ailleurs le seul mammifère qui consomme du piment est l’homme. Comment cette pratique a-t-elle pu se généraliser ? Et justement là où on en avait le plus besoin c’est-à-dire les pays tropicaux. La consommation du piment donnait un avantage, alors même que ceux qui en consomment ignorent tous ces avantages.
Ceux qui consomment du piment vivent légèrement plus longtemps, donc parmi les vieux il y aura une surreprésentation des mangeurs de piment et comme les jeunes ont tendance à imiter les vieux (Avant le 21ᵉ siècle quand le monde était stable d’une génération à l’autre c’était le cas, aujourd’hui ça a un peu changé), voilà comment au fil des générations tout le monde se met à manger du piment sans savoir pourquoi. Les jeunes se forcent à en manger et reprogramment leur cerveau pour transformer la douleur en plaisir. Je trouve ça incroyable ! Si j’avais su qu’on allait parler de piment quand j’ai ouvert ce livre.
Le savoir culturel : au-delà de l’intelligence individuelle
C’est pourquoi les scientifiques même avec leur gros QI ne peuvent pas survivre en territoire hostile, les savoirs essentiels pour survivre ne peuvent pas être déduits mais sont le fruit d’une très lente évolution culturelle durant des générations. Les techniques de chasse, la façon de construire un igloo, comment pister une proie, quasiment toute la connaissance humaine procède de cette manière. Les individus font les choix optimaux sans savoir pourquoi, et personne tout seul ne pourrait reproduire l’ensemble de ces techniques et savoirs. La communication et les échanges entre individus sont essentiels.
La coévolution gène-culture
Ce qui est intéressant c’est que le savoir culturel influence nos modes de vie et nos coutumes mais influence aussi notre biologie, le meilleur exemple qui me vient en tête est la cuisson des aliments. En effet cette dernière a profondément modifié notre anatomie, diminué le transit intestinal car la cuisson est en fait une pré-digestion, les aliments sont aussi plus mous donc les muscles du visage sont devenus plus fins et moins grossiers, ce qui a laissé de la place au cerveau pour gagner en place et grossir. Le feu nous a littéralement rendus plus intelligents.
Conclusion
Beaucoup d’autres aspects sont abordés dans le livre : pourquoi la foi (obéir sans comprendre) est apparue, la polygamie féminine (si, si, ça a existé, vous allez vite comprendre pourquoi ça ne s’est pas répandu contrairement à celle des hommes), le livre vaut vraiment la peine d’être lu même s’il est assez costaud et un poil rébarbatif. Il martèle je ne sais pas combien de fois “culture cumulative” dans cet ouvrage.
Ce livre rend plus humble parce que finalement on réalise que les vieilles coutumes ne sont pas toujours le fruit hasardeux de l’arbitraire et que si nous sommes là aujourd’hui c’est que nos ancêtres n’étaient pas totalement stupides. Je sais que c’est un peu à contre-courant des idées dominantes qui veulent faire une sorte de table rase du passé. Je trouve aussi qu’à l’inverse le livre permet de mieux se débarrasser du poids des traditions, comme on apprend pourquoi elles sont apparues on aura moins tendance à s’y accrocher surtout si on voit que le monde a trop changé et que la coutume, l’habitude est devenue totalement obsolète par rapport au monde actuel. Bref on se comprend mieux et on comprend mieux le monde.